A Scanner Darkly

A Scanner Darkly

  • Réalisé par Richard Linklater
  • Avec Keanu Reeves, Winona Ryder, Robert Downey Jr.


Nous voilà rendu à l’un de ces Week-Ends pluvieux et maussades qui nous greffent sur le faux cuir des nos canapés. Bizarrement, ma lecture et le film qui ont accompagné cette intense activité se sont rejoints par leur aspect métaphysique : la perception de notre réalité.

Commençons tout d’abord par le film avec une oeuvre sortie il y a bien longtemps (6 ans déjà) mais conservée depuis au sein d’un bel étui à DVD. D’un autre côté, je ne crois pas qu’elle soit beaucoup passée à la télé.

Il fut un temps où j’ai dévoré de la science-fiction comme certains dévorent des chips. Ceci dit, l’un n’empêche pas l’autre. Parmi les Asimov, Vogt, Herbert et autres Clarke, Philippe K. Dick trouva sa place. D’ailleurs pendant que j’écris, ils prennent la poussière au dessus de ma tête bien en rang : Les machines à illusions, Le Dieu venu du Centaure, le Maître du haut Château,etc.

Dick fait partie de ces auteurs au style ardu, désorientant mais d’une originalité sans faille. Substance Mort, dont le film est tiré est certainement une des oeuvres les plus personnelles et les plus dures. Toxico et pas mal schizophrène lui-même, Philippe K. Dick y décrit sans recherche d’aucune morale le quotidien de drogués, leurs choix, leurs errances et leurs destins funestes. S’y rajoute juste une dimension parano avec l’idée que la société lutte moins contre la toxicomanie qu’elle ne l’encourage.

 

Ce film est une retranscription fidèle du roman : Fred (Keanu Reeves) est un policier de la brigade des stups. Ses supérieurs ne connaissent pas sa véritable identité. Ces agents infiltrés revêtent une tenue de brouillage qui altèrent leur apparence. Il est aussi Bob Arctor, un paumé vivant avec d’autres drogués. Ils consomment abondamment la substance D (Death), une drogue bon marché qui détruit petit à petit le cerveau et altère la réalité. Ses colocs sont Barris (Downey Jr), un huluberlu infiniment bavard et brillant, Luckman, une brute primaire et Frecks le plus atteint de tous, persuadé que son corps grouille d’insectes.

Tout ce complique le jour où les supérieurs demandent à Fred de surveiller Bob Arctor, le soupçonnant d’être impliqué dans le trafic de la substance D. Commence alors une plongée vers la folie entre enquête schizophrénique et descente aux enfers.

Ce film est plutôt glauque et démoralisant. Pourtant, il ne sacrifie pas l’humour entre dialogues sans queue ni tête (le nombre de vitesses d’un vélo, la prédictibilité d’un cambriolage, le long détail des pêchés). La prestation de Robert Downey Jr vaut le détour.

Pour renforcer ce sentiment  de distorsion et de balancier entre réalité et folie, le cinéaste a utilisé un procédé de rotoscopie qui donne un effet d’animation psychédélique à l’image. Rien n’est jamais figé et tout oscille même les objets.

C’est franchement un très beau film, très prenant. J’ai particulièrement été touché quand le film s’est conclu sur les dernières pages du livre où Philippe K. Dick dédit ce livre par un hommage à ses amis morts ou cérébralement atteints par la consommation excessive de drogues (je l’ai mis plus bas).

Un film ovni et précieux : 8/10

 

 


 

Ce roman se proposait de parler de certaines personnes qui durent subir un châtiment entièrement disproportionné à leur faute. Ils voulaient prendre du bon temps, mais ils ressemblaient aux enfants qui jouent dans les rues ; ils voyaient leurs compagnons disparaître l’un après l’autre – écrasés, mutilés, détruits – mais n’en continuaient pas moins de jouer. Nous avons tous été heureux, vraiment, pendant quelque temps, coulant nos jours en douceur loin de la sphère du travail – mais tout cela fut si court… La punition qui suivit dépassait l’entendement : même lorsque nous en étions les témoins, nous n’arrivions pas à y croire. Un exemple : pendant que j’écrivais ce livre, j’ai appris que la personne qui servit de modèle à Jerry Fabin (Nota : un personnage du roman) s’était tuée. Celui de mes amis que j’ai utilisé pour construire le personnage d’Ernie Luckman était mort avant que j’entreprenne mon roman. Et j’ai été, moi aussi, un de ces enfants qui jouent dans la rue ; j’ai été comme eux ; j’ai voulu jouer au lieu de grandir et j’ai été puni. Je fais partie de la liste, de cette liste où figurent tous ceux à qui mon livre est dédié, ainsi que leur sort à chacun.
L’abus de drogues n’est pas une maladie ; c’est une décision, au même titre que la décision de traverser la rue devant une voiture lancée à vive allure. On n’appelle pas cela une maladie, mais une erreur de jugement. Et quand un certain nombre de gens s’y mettent, cela devient un style de vie – dont la devise, dans le cas présent, serait : “Prends du bonheur maintenant parce que demain tu seras mort.” Seulement la mort commence à vous ronger presque aussitôt, et le bonheur n’est plus qu’un souvenir. Il ne s’agit en somme que d’une accélération, d’une intensification de la vie telle qu’elle est vécue ordinairement. Cette existence ne diffère pas de votre propre style de vie ; elle va simplement plus vite.

Tout arrive en quelques jours, en quelques semaines, en quelques mois au lieu de quelques années.
S’argent avez, il n’est enté
Mais le despensez tost et viste

… comme l’a dit Villon en 1460. Prenez l’argent comptant et ne vous souciez pas des dettes. Mais c’est une faute, si l’on obtient qu’un sou comptant, et que les dettes durent toute la vie.
Ce roman ne dispense aucune morale ; il n’est pas bourgeois ; il ne prétend pas que ses héros ont eu tort de jouer au lieu de travailler dur ; il se contente d’énumérer les conséquences. Dans la tragédie grècque, la société commençait à découvrir la science, c’est à dire les lois de la casualité. Némésis figure dans ce roman, non sous la forme du destin, car n’importe lequel d’entre nous aurait pu décider de ne plus jouer dans la rue, mais une Némésis terrifiante qui s’acharna sur ceux qui voulurent continuer à jouer. J’en fais le récit du plus profond de mon coeur et de ma vie. Pour ma part, je ne suis pas un personnage du roman ; je suis le roman. Mais tout notre pays (Nota : l’amérique) l’était, dans ces années-là. Ce roman parle de plus de gens que je n’en n’ai connus personnellement. Le sort de quelques-uns, nous l’avons appris par les journaux. La décision de traîner avec nos copains, de passer le temps en déconnant et en jouant avec nos cassettes, ce fut l’erreur fatale des années soixante. Et la nature nous est durement tombée dessus. Nous avons dû tout arrêter en affrontant l’horreur.
S’il y a eu un “pêché”, il aura consisté en ce que les gens voulaient continuer éternellement de prendre du bon temps. Ils ont été punis pour cela. Mais, je le répète, le châtiment fut démesuré. Je préfère considérer la chose d’une manière “grècque” ou moralement neutre, comme pure science, comme un jeu déterministe de la cause et de l’effet. Je les aimais tous. Voici leur liste, et je leur dédie mon amour.

À Gaylene, décédée
À Ray, décédé
À Francy, psychose permanente
À Kathy, lésion cérébrale permanente
À Kim, décédé
À Val, lésion cérébrale massive et permanente
À Nancy, psychose permanente
À Joanne, lésion cérébrale permanente
À Maren, décédée
À Nick, décédé
À Terry, décédé
À Dennis, décédé
À Phil, lésion pancréatique permanente
À Sue, altération vasculaire permanente
À Jerri, psychose permanente et altération vasculaire

Et ainsi de suite…
In memoriam. Ceux-là furent mes camarades ; il n’en est pas de meilleurs. Ils demeurent dans mon esprit, et l’ennemi ne sera jamais pardonné. “L’ennemi” fut l’erreur qu’ils commirent en jouant. Puissent-ils jouer encore, tous, de quelque autre manière, et puissent-ils être heureux.

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